Responsable du Laboratoire de Mathématiques et Physique Théorique (CNRS UMR), à Tours, et professeur à la Faculté des Sciences et Techniques de la même ville, Marc Peigné est aussi le Président de la SMF. Fondée en 1872, la Société mathématique de France est l’une des plus anciennes sociétés savantes de mathématiciens au monde. Dans un entretien accordé à SecuriteOff, il revient sur l’impact de la recherche mathématique dans le secteur informatique.
Propos recueillis par Philippe Richard
Les mathématiques et l’informatique représentent un binôme majeur pour l’avenir de la France. Les « maths » contribuent à 15 % du PIB et 9 % des emplois. C’est l’un des principaux constats qui ressort d’un rapport (1) de 60 pages sur « l’impact socio-économique des mathématiques en France ».
Les services IT arrivent en effet à la 1ere place dans le Top 5 des secteurs les plus impactés par les mathématiques. Le poids des emplois liés aux mathématiques atteint les 75 % dans l’IT, contre 62 % pour la recherche scientifique et 57 % pour la production et distribution d’électricité et de gaz, qui arrivent respectivement sur la 2e et 3e marche de ce classement.
Les mathématiques sont en interaction croissante en particulier dans les domaines informatiques suivants : théorie des langages, automates, théorie des graphes, combinatoire, complexité et géométrie algorithmiques, calcul scientifique, programmation, développement logiciel, cryptographie, traitement d’image…
Pour la France, cette interaction est une opportunité pour son avenir économique, car il y a de très bons mathématiciens et des formations réputées (voir nos encadrés). Explications avec Marc Peigné.
Pourquoi l’école mathématique française a-t-elle une excellente réputation ?
Il y a un savoir-faire énorme depuis très longtemps. Nous sommes à égalité avec les États-Unis en termes de médailles Field. Mais il y a trois particularités essentielles en France. Premièrement, il y a une couverture complète de tout le champ mathématique. Deuxièmement, il y a un très fort réseau de mathématiciens dans l’hexagone. Nous nous connaissons tous. Enfin, dans de nombreux pôles où il y a de très bons laboratoires, les recrutements ne sont pas locaux. Cela peut paraitre comme une contrainte, mais, en 20 ans, cette pratique a permis des interactions insoupçonnées et a favorisé les mathématiques françaises. Dans un pays colbertiste, c’est une exception qui a démontré son efficacité internationale !
Pourtant, les entreprises françaises ne s’intéressent pas assez à la recherche mathématique ?
Oui, cela s’explique par cette séparation entre les mondes universitaires et les entreprises, qui sont plus liées aux grandes écoles. Elles emploient des ingénieurs qui sortent de grandes écoles et elles recrutent donc au sein de ces mêmes écoles d’ingénieurs. En France, un doctorat en mathématiques n’est pas reconnu comme un « plus ». Ce n’est pas le cas en Allemagne. Par exemple, l’un de nos étudiants après sa 3e année de thèse (sur les probabilités et les statistiques) a trouvé un emploi dans une entreprise de gestion de données.
Cependant, l’attitude des entreprises françaises commence à évoluer, notamment à cause de l’intérêt grandissant pour le big data. Tous les deux ans, le volume de données explose. Or, il est indispensable de posséder des outils et des filtres de plus en plus puissants et élaborés pour être capable d’évaluer les risques que l’on prend en prenant une décision. La collecte, la structuration, la transformation et l’exploitation des données collectées passent par des processus mathématiques de très haut niveau. En France, nous avons un excellent savoir-faire en statistiques. Les entreprises nationales doivent en profiter pour rester compétitives. Mais attention aux illusions. Le Big data ne pourra certainement pas être exploité dans tous les domaines et notamment dans la sécurité informatique (lors des Assises de la sécurité à Monaco en 2014, Philippe Duluc, vice-président chez Bull avait déclaré : « Les big data nous permettent de récupérer des données en provenance de différentes sources. En étant attentifs aux bons signaux, les RSSI peuvent anticiper, détecter voir endiguer des attaques », NDLR). Analyser des volumes de données est une chose, modéliser tous les comportements est un objectif qui échappe aux mathématiques. Si vous donnez un problème à un mathématicien, il peut le traduire en équations et en algorithmes. L’analyse des comportements est du ressort du psychologue.
Pourquoi la France ne doit-elle pas négliger la recherche en mathématique ?
Il ne faut pas négliger la recherche mathématique pour elle-même, car ce sont les mathématiques de demain. Il est très difficile de déterminer les retombées de la recherche pure. Prenons l’exemple de la théorie des nombres. Pour ses concepteurs, elle ne servait à rien, car il n’y avait pas d’applications selon eux. Or, 100 ans plus tard, elle est au cœur de la cryptographie. De façon générale, il ne faut pas se focaliser sur les grands champs mathématiques identifiés dans ce rapport. Le patrimoine mathématique est très large et il ne faut pas le négliger.
La cryptographie représente l’un des enjeux majeurs pour sécuriser les échanges sur les différents réseaux. Or, on évoque de plus en plus le cassage de clés…
Le système RSA a en effet atteint ses limites et il sera bientôt possible de le casser. Pour l’instant, il faut encore quelques années à un supercalculateur pour casser de très grands nombres premiers (plus de 100 chiffres) (le plus grand actuellement contient 17 millions de chiffres, soit environ deux volumes de la Pléiade ! NDLR). Mais avec des machines de plus en plus puissantes, il sera possible dans le futur de décomposer de tels nombres premiers. Il y a un fait marquant : des avancées très importantes ont été réalisées dans le domaine des algorithmes discrets. Or, l’histoire montre que des avancées importantes dans ce domaine sont suivies de progrès rapides sur la factorisation des nombres premiers. Ce sera dès lors la fin du système RSA. Celui-ci commence d’ailleurs à être remplacé par des courbes elliptiques afin de repousser beaucoup plus loin la fiabilité des codes.
Par ailleurs, il y a des avancées importantes sur des codes inviolables ou a contrario sur le développement de logiciels capables de briser des codes très puissants. Il est très difficile de prédire l’évolution. Qui aurait pensé il y a qu’on pourrait surfer sur le web avec une tablette !
(1) Réalisé par le cabinet de conseil en stratégie CMI pour l’Agence pour les mathématiques en interaction avec l’entreprise et la société (AMIES), en partenariat avec la Fondation Sciences Mathématiques de Paris (FSMP) et la Fondation Mathématique Jacques Hadamard (FMJH) et en association avec les Labex de mathématiques.
L’école mathématique française : une référence mondiale
4 000 : nombre de chercheurs et d’enseignants-chercheurs en mathématiques
60 : nombre de grands laboratoires au niveau national
48,2 % : part des publications françaises en mathématiques en collaboration internationale, contre 38,1 % pour les États-Unis et 22,3 % pour la Chine.
13 : nombre de médailles Fields de la France depuis 1936. Les États-Unis en ont 14, la Russie en a 9, le Royaume-Uni en compte 6, le Japon en compte 3 et la Belgique 2.
16 : nombre d’universités françaises parmi les 200 premières en mathématiques au niveau international (classement de Shanghai de 2014) dont 2 dans le top 10 : l’Université Pierre et Marie Curie (4e) et l’Université Paris-Sud (7e).