La France est vassalisée aux USA ! (Carayon 2/2)

Dans la première partie du long entretien accordé à SecuriteOff, Bernard Carayon a abordé l’espionnage économique et le contrat OpenBar passé entre l’Etat francais et Microsoft. Cette seconde partie traite de l’alignement de la France sur Washington, du pillage économique et de la loi sur le renseignement.

Ni Pigeons Ni Espions,

Propos recueillis par Philippe Richard

Securiteoff.com : Ne pensez-vous pas que la France est vassalisée plus que tout autre pays européen aux USA ?
Oui, absolument. Il suffit d’ailleurs de se souvenir de ce qu’écrivait Brzezinski, dans Le Grand Échiquier, en 1997 : « En bref, pour les États-Unis, la définition d’une orientation géostratégique pour l’Eurasie exige d’abord de la clarté dans la méthode : il est nécessaire de mettre sur pied des politiques résolues à l’égard des États dotés d’une position géostratégique dynamique et de traiter avec précaution les États catalyseurs. Sur le fond, cette approche n’a de sens qu’autant qu’elle sert les intérêts de l’Amérique, c’est-à-dire, à court terme, le maintien de son statut de superpuissance planétaire et, à long terme, l’évolution vers une coopération mondiale institutionnalisée. Dans la terminologie abrupte des empires du passé, les trois grands impératifs géostratégiques se résumeraient ainsi: éviter les collusions entre vassaux et les maintenir dans l’état de dépendance que justifie leur sécurité, cultiver la docilité des sujets protégés; empêcher les barbares de former des alliances offensives. »

Dans l’actualité, observons l’alignement de la France sur l’exigence de Washington pour ne pas livrer le Mistral à la Russie ! Au cours d’une réunion diplomatique, le 1er juillet 2014, Vladimir Poutine déclara : « Nous sommes au courant de la pression exercée par nos partenaires américains sur la France afin de la dissuader de fournir des Mistral à la Russie. Nous sommes également au courant des allusions selon lesquelles si les Français ne livrent pas les Mistral, les sanctions frappant des banques françaises seront levées ou, tout au moins, minimisées. Qu’est-ce que c’est sinon du chantage ? Mais comment peut-on travailler ainsi sur la scène internationale ? Le comportement adopté par les États-Unis à l’égard des banques françaises ne suscite en Europe et chez nous que l’indignation. » Le soir même, Ben Rhodes, adjoint de Barack Obama pour la Sécurité nationale, s’exprimait : « Compte tenu de la situation en Ukraine, nous estimons que le moment est mal choisi pour conclure des contrats militaires. »

Les faiblesses françaises

Nous pourrions multiplier les exemples : l’extrême modération de la réaction présidentielle aux révélations sur l’espionnage politique, industriel et financier américain, les sanctions des États-Unis contre BNP Paribas – sans réaction notoire des autorités de notre pays –, le refus du gouvernement d’accueillir les lanceurs d’alerte Julian Assange et Edward Snowden, notre refus du survol de notre territoire opposé à Evo Morales, en violation des règles internationales (parce qu’il avait envisagé d’accueillir Edward Snowden), quand Mitterand avait su s’opposer à ce même survol lorsque l’OTAN voulait bombarder Kadhafi, l’affaire PSA Peugeot-Citröen, où General Motors demanda à PSA Peugeot-Citröen de mettre fin à son travail en Iran, ce que le Français fit sans contrepartie : ceci représentait pourtant un quart de ses activités !
Pourquoi tant de faiblesses françaises ? Dans la lettre de L’Expansion du16 juin 2014, un grand PDG français, sous couvert d’anonymat, résumait la situation d’une phrase : « La rudesse de l’Oncle Sam s’explique par la faiblesse du pouvoir politique en France. » Quand de Gaulle a voulu sortir de l’OTAN, il n’a pas demandé l’autorisation aux Américains !

mistral

Securiteoff.com : Alors que vous avez, des années avant tout le monde, identifié le danger et la puissance des standards comme outil d’hégémonie (« La puissance d’un pays réside dans sa capacité à imposer des standards »), pensez-vous que la France et plus largement l’Europe a encore la capacité de (re)devenir une puissance de premier ordre dans ce domaine ?
Il faudrait pour cela commencer par nous protéger efficacement contre le pillage économique. La France dispose encore de nombreux fleurons industriels, capables d’innover, de proposer et d’imposer de nouveaux standards, mais l’État ne les aide guère.
Quant aux standards eux-mêmes, ils sont très influencés par des lieux informels et des consortiums comme l’Object Management Group, l’OASIS, le W3C, le Java Community Process, ou encore l’IEEE. Sous leur pression, la norme ISO a assoupli les règles d’élaboration des normes. Nous pouvons ici regretter l’échec de l’Association française de normalisation (AFNOR) qui tenta de faire passer Microsoft en norme ISO. Elle proposait un rapprochement du format OOXML et d’ODF, et que le format de Microsoft n’obtienne que le statut de spécification technique, une reconnaissance moins importante que la norme ISO. Dans cette affaire d’ailleurs, le fonctionnement de l’ISO fut critiqué, à la suite de soupçons de pression par Microsoft sur des pays comme la Norvège ou la Croatie, afin que ces derniers lui accordent l’ISO. Enfin cette norme fait une sélection par l’argent, l’accès à ses spécifications est ainsi impossible pour les organisations à trop petit budget – une raison supplémentaire pour que l’État s’investisse dans ce combat à leur côté.

Securiteoff.com : Seriez-vous favorable d’inscrire le caractère inaliénable du respect de la vie privée dans notre Constitution ?
Dans mon intervention à l’Assemblée nationale en décembre 2005 consacrée au projet de loi sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information, je disais qu’ « à tous égards, les enjeux sont considérables et notre débat doit se concentrer sur l’essentiel : la sécurité des Etats, la compétitivité des entreprises, la protection de la vie privée des individus. Sur ces enjeux bien connus se sont greffées des habitudes, une forme de délinquance – voire de criminalité – et des menaces de tous ordres […] Qui gardera les informations sur la réponse graduée ? J’espère que les débats apporteront des réponses précises : il s’agit tout de même de la vie privée de nos compatriotes ! »
Plusieurs acteurs de poids se sont opposés à la loi sur le renseignement. Citons-en quelques-uns : 1) Le lanceur d’alerte Edward Snowden, qui déclarait qu’ « en dehors des États-Unis, les chefs des services secrets en Australie, au Canada et en France ont exploité des tragédies récentes afin d’essayer d’obtenir de nouveaux pouvoirs intrusifs, malgré des preuves éclatantes que ceux-ci n’auraient pas permis d’empêcher ces attaques. […] Lors du passage à l’an 2000, rares sont ceux qui auraient imaginé que les citoyens de pays démocratiques et développés seraient bientôt obligés de défendre la notion de société ouverte contre leurs propres dirigeants. » 2) Ni Pigeons Ni Espions, les acteurs du numérique mobilisés contre la surveillance généralisée d’Internet 3) l’un des pionniers du Web français (dont l’existence remonte à 1992), Altern.org, a quitté la France suite à la loi Renseignement 4) Mon confrère Pierre-Olivier Sur, bâtonnier de Paris, pour lequel cette loi est un « mensonge d’État » qui « menace gravement les libertés publiques », un « fourre-tout où domine l’arbitraire » : « Jusqu’à présent, dans le cadre d’une enquête, on ciblait, on isolait la cible suspecte avant de la placer sous contrôle. À l’avenir, on écoutera d’abord tout le monde, parfois sur de vastes zones géographiques. On va inverser la méthode. » 5) Jean-Marie Delarue, président de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS), chargée de contrôler les requêtes des services de renseignement, et pour qui cette loi banalise la surveillance de personnes étrangères à une enquête.

Les boites noires et les métadonnées
Même l’Association Française des Victimes du Terrorisme (AFVT) s’oppose à la loi Renseignement, se disant inquiète par certaines dispositions du projet de loi, et demandant « davantage de garde-fous législatifs ». En effet, le fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes prévoit de conserver pendant 20 ans les identités et coordonnées de toute personne mise en examen ou condamnée en première instance pour une affaire de terrorisme, même si elle est innocentée par la suite.
Le criminologue Xavier Raufer, plus mesuré, estime pour sa part que cette loi n’empêchera rien : les comportements criminels iront se réfugier dans le Darknet, où ils continueront à prospérer. Les oppositions sont donc fortes. Mais nous sommes aussi engagés dans une guerre contre le terrorisme islamique. Une « guerre de civilisation », comme l’a qualifiée le Premier ministre ! Rappelez-vous du mot de Clémenceau : « dans la guerre, il y a des principes ; mais il y en a peu »…
Il y a ensuite la question des métadonnées, qui seront massivement collectées dans le cadre de cette loi. Que sont-elles ? Des traces que nous laissons derrière nous en téléphonant, en surfant sur Internet ou par des paiements en ligne. Les « boîtes noires » utilisées pour les récolter analysent ces traces via un algorithme : nom, e-mail (adresse, destinataire et contenu des messages), mot de passe, date, heure, pièces-jointes, sites Internet visitées, heure de visite, requêtes Google, version du système d’exploitation et du navigateur, etc.
À l’Université de Gand par exemple, des chercheurs ont pu retracer la vie d’un homme en une semaine seulement de métadonnées. En 2007, des chercheurs de l’Université de Columbia ont su identifier les plus hauts cadres dirigeants d’Enron simplement par l’étude des volumes de mails échangés et les temps de réponse moyen, dans une base de données contenant 620 000 courriers électroniques : il s’agissait de ceux qui recevaient le plus d’e-mails et obtenaient les réponses les plus rapides. Or dans le cadre de la loi Renseignement, des milliards de ces données seront recueillies et conservées pendant cinq ans. N’est-ce pas disproportionné au regard des objectifs affichés ? À chacun de juger !

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